Quelqu’un d’autre la regardait, mais pas en ce monde, ni du ciel. Il était sous la croûte terrestre, dans les abysses du pays intérieur de la terre. Il fixait un miroir magique, enfumé, troublé et déformé par la lumière du jour.

On dit que le miroir se fracassa en un million de fragments semblables à des grains de sel. On dit que, pendant des éternités, ces fragments, en se glissant sous la peau des hommes, les projetèrent dans des paroxysmes de rage et de chagrin autrement inexplicables, au point qu’ils se suicidaient ou qu’ils en tuaient d’autres. On dit que le désespoir véritable n’existait pas avant que ce miroir se fracassât.

Le silence était tel, à Druhim Vanashta, qu’on aurait pu entendre le léger tintinnabulement d’une feuille qui tombait sur l’herbe noire, au point que toutes les feuilles cessèrent alors de tomber.

Nul prince ou princesse démoniaque ne bougeait. Ils restaient parmi leurs jouets, leur musique, leurs chevaux et leurs chiens, comme transformés brutalement en marbre et en jade. Les Eshva se figèrent comme les roseaux en hiver. Les habiles artisans, les Drin, ayant rampé sous leurs établis ou derrière leurs fours, cessèrent de travailler. Nul poisson ne volait, nul oiseau ne nageait, nul chien n’aboyait et nul cheval ne secouait la tête, et nul serpent ne dansait. Même le feuillage des arbres noirs avait cessé ses chuchotements. Même les flammes de la fontaine de feu rouge dans le jardin de son palais avaient cessé de trembler. Nulle brise ne soufflait. La lumière stellaire sans étoiles de Terre Inférieure était elle-même pétrifiée et, un moment, perdit sa beauté, comme un visage merveilleux enlaidi par une peur inimaginable.

Druhim Vanashta, qui avait toujours été, ou qui était devenue, le cœur d’Ajrarn, avait cessé de palpiter.

Il semble qu’il s’attendait à quelque calamité, car il est certain que chaque fois qu’il s’efforçait de la persuader de l’accompagner le pressentiment du danger avait dû le pousser et l’aiguillonner. Pourtant, il n’avait pas pris sa mort en compte. Elle faisait partie de lui, et il était immortel. Il aurait, sans nul doute, désiré l’immortaliser, bien que les voies de l’immortalité humaine fussent périlleuses. Dans son esprit, peut-être songeait-il qu’elle était déjà immortelle, invulnérable, éternelle. Comme son âme était plus grande que chez la majeure partie de l’humanité, l’illusion avait persisté. S’il avait véritablement pensé à sa mort, il l’aurait emportée de Bhelsheved, avec ou sans son consentement. Pourtant, ignorer sa volonté qui, en toutes autres choses, s’était joyeusement, suprêmement et dignement pliée à la sienne, eût été également une sorte de coup porté à son existence. Peut-être ne pouvait-il donc s’y résoudre.

Quelles que fussent la cause, la prémonition ou l’incrédulité, elle était restée et elle s’était fait tuer. Pour une fois impuissant, il avait assisté à cette scène.

Une seconde de son temps, moins encore. Mais le temps paraissait avoir stoppé à Druhim Vanashta.

Il se tenait au-dessus des derniers grains du miroir fracassé, dont la majorité s’étaient envolés. Les fenêtres rubis de son palais saignaient sur lui, les fenêtres émeraudes pleuraient et les fenêtres du saphir le plus noir le baignaient dans une ombre qui n’était pas une couleur mais un hymne funèbre.

Comme s’il ne fallait parler de lui et de ce qu’il était, ce ne sont que le silence de sa ville, le miroir fracassé, le sang et la lamentation du verre des fenêtres qui sont passés à la postérité. Ils s’exprimaient et lui était sans expression. (Là où ses doigts caressèrent la surface marquetée de la table où reposait le miroir, une fumée blanche monta du bois.) Il était sans expression et ses yeux secs, comme la profondeur de l’espace désertée par toutes ses étoiles et ses scintillements, auraient pu transformer un monde en pierre.

Il reprit alors son haleine et la brise circula de nouveau à travers la ville, les démons remuèrent avec elle, ainsi que les plantes, les eaux et les feux. Ils reprirent vie et sentirent ce qu’il sentait, comme des lames fichées dans leur flanc. Et nul n’osa crier à voix haute.

Lorsqu’il sortit de son palais, sur le dos de l’un de ses chevaux noirs démoniaques, nul n’osa l’interpeller, ni même s’agenouiller devant lui. Son passage ressembla à celui de la mort, bien qu’Uhlumé, Seigneur La Mort, n’eût jamais pénétré à Druhim Vanashta.

Ajrarn chevaucha jusqu’aux limites de sa ville et laissa derrière lui ses flèches et ses clochetons qui ressemblaient maintenant à des glaives ébréchés et de longues échardes d’os, et tout bouillonnait dans l’éclat calcifié qu’était devenue la sous-lumière magique, verdâtre, maladive, souffrante, de la couleur de la douleur.

Il chevaucha dans la campagne de sable héraldique, parmi les arbres d’argent. A un mille de la cité, son cheval trébucha. Il s’écroula lentement sous lui et mourut de l’agonie invisible et inexprimée d’Ajrarn.

Après la mort de sa monture, qui n’était pas une mort véritable, puisque les chevaux de Druhim Vanashta n’étaient qu’à demi matériels, Ajrarn continua à marcher seul. Il traversa un paysage aussi irritant qu’il était beau et n’en vit rien. Des coteaux revêtus de fleurs cristallines, des ruisselets et des torrents qui bouillonnaient de zircons, une ligne lointaine de falaises rosées comme au coucher du soleil, mais qui ne changeaient pas ; il ne prêtait attention à rien.

Dans son cerveau tictaquait inexorablement une horloge. Elle lui donnait les heures du monde au-dessus de sa tête. Elle lui disait que le soleil de ce monde-là marchait vers la ligne d’horizon.

Il se peut qu’il eût songé à Uhlumé, mais le Seigneur La Mort n’avait aucun pouvoir sur les morts une fois qu’ils étaient parvenus dans cet état, hormis les morts qui lui appartenaient. Ajrarn songea peut-être à Chuz, mais Chuz et ses jeux étaient comme des objets lointains : il leur était difficile de lui frapper l’œil.

Il se trouvait une forêt aux troncs noirs, et sur les branches noires poussait une douce fourrure noire, tandis que dans le sol entre les arbres brillaient des primevères jaune pâle qui éclairaient les arbres de leur lumière. Ajrarn pénétra dans cette forêt et s’enveloppa dans sa noirceur. Et la forêt commença à chanter, parce qu’elle ne pouvait pleurer, une mélodie sans commencement absolu ni fin certaine, une mélodie semblable à l’air, qui, si elle pouvait être reproduite, tuerait la vie de sa tristesse.

Cela aussi était là une expression, car il ne parla ni ne fit de geste. Il n’exprima aucune émotion. Son royaume devait l’exprimer pour lui.

Mais le soleil de la terre intermédiaire arriva alors au bord du monde et la forêt se mit à scintiller et renâcler comme si une météorite l’avait transpercée. Ajrarn avait disparu, monté vers Bhelsheved, où les hommes avaient occis celle qu’il aimait.

 

Frappée soudain d’une terreur révérencielle, la foule s’était enfuie et avait abandonné Dunizel sur l’exquis pont blanc à l’occident du temple doré.

Et, au coucher du soleil, la foule avait bel et bien totalement déserté Bhelsheved, hormis quelques idiots ou quelques insensibles qui erraient encore tristement parmi les colonnades. Il y avait aussi les prêtres, qui tremblotaient encore dans leurs cellules et bêlaient sous une espèce de sentiment de condamnation. L’orage rôdait encore dans le ciel, grondant sourdement, projetant des poignées de vent contre les temples et secouant les détritus abandonnés dans les rues.

Le soleil quitta sa dernière marche pour pénétrer dans le lieu situé sous le monde et lança sur la planète derrière lui un diabolique rayon magenta prolongé. Une pourpre d’acier bouillonna à l’est, ainsi que le noir qui n’allait pas tarder à tout conquérir.

La fille gisait les pieds pointés vers le couchant.

Un ultime éclat et le soleil eut disparu, ne laissant derrière lui que ses cendres moroses pour que le vent les balaye. La nuit se dressa aux pieds de la fille et baissa son regard sur elle.

Le Maître de la Nuit, Prince des Démons, Seigneur des Ténèbres... qui n’avait pu agir malgré tous ses pouvoirs et qui était maintenant impuissant, sauf à justifier l’un de ses autres noms, l’un des plus noirs.

Il s’agenouilla et la releva avec lui en la tenant à l’horizontale. Ce qu’il fit alors fut des plus étranges. Il se pencha et embrassa les deux paupières de chaque œil, qui se relevèrent doucement, et les deux yeux magnifiques et sans vie le considérèrent en un semblant de réveil. Puis les cils argentés rabattirent les paupières.

Il descendit du pont et la porta dans le jardin près du lac où elle était venue à lui lorsqu’il était entré à Bhelsheved. Il la déposa sur l’herbe froide et frêle, puis se détourna d’elle et regarda de l’autre côté de l’eau tachée de nuit.

Pour les Eshva, le chagrin était, comme l’amour, un ravissement, un art. Ils nageaient dans le chagrin, s’y noyaient, le buvaient et s’en enivraient, ces enfants du rêve et de l’ombre. Mais pour les Vazdru, le chagrin ne pouvait se guérir que dans le sang. Les Vazdru se lamentaient rarement, aussi peu qu’ils pleuraient. Lui qui régnait sur eux, il était plus Vazdru que les Vazdru et ne pouvait faire ni l’un ni l’autre. Rien d’étonnant à ce que son pays dût exprimer son agonie et son désespoir. Car il en était incapable. Sa douleur était inexprimable. Comme celui qui voudrait crier mais n’a pas de voix, ou celui qui a subi une terrible blessure interne que nul médecin ne peut atteindre pour la soigner, tel était Ajrarn. Ajrarn, qui avait inventé l’amour charnel, et les chats, et les plus profondes complexités du mal, Ajrarn, oui, Ajrarn souffrait.

Son visage était tellement blanc qu’il illuminait les ténèbres comme un feu et ses yeux secs indéchiffrables (soyez-en heureux) rendaient la nuit ridicule par leur noirceur.

À voix haute, mais doucement, il déclara :

— Je rejetterai Bhelsheved dans la terre qui l’a vomie. Et du pays de Bhelsheved je ne laisserai qu’un cratère sans fond où ne poussera pas une plante pendant plus de dix siècles.

La nuit dans le jardin sembla se recroqueviller à ses paroles. Il avait le pouvoir d’accomplir cela, s’il avait été impuissant peu auparavant. La nuit, le sol, les arbres et l’atmosphère elle-même le savaient et le crurent, et cette portion du monde se ratatina sur soi.

— Pas la plus petite, la plus frêle des pousses, dit-il avec une extrême douceur. Et pas un homme n’y reviendra avant que deux fois dix siècles aient été déchirés des pages du livre du monde. Et bien davantage.

Bhelsheved était maintenant noire comme la poix et nulle étoile n’était visible. Les rafales d’orage étaient étouffées, car ce dernier avait peur, lui aussi. Le lac ne portait aucun reflet. Il n’y avait nulle part de lumière ni d’espoir de lumière tandis qu’il restait là à savourer la promesse qu’il venait de faire, poison d’un cru supérieur dans sa bouche.

Une lumière soudaine. Inattendue, mince et frêle, qui se déplaçait au bord du lac et se dirigeait vers lui.

Ajrarn regarda cette lumière et jura, car elle évoquait le souvenir de la façon dont Dunizel lui était apparue pour la première fois, portant la lanterne de lucioles le long de la rive. Mais, à ce juron, chose incroyable, la lumière prit davantage d’éclat, comme s’il l’avait bénie, et elle sembla se précipiter vers lui.

Au dernier instant, il comprit. Il sortit de parmi les arbres et attendit ainsi ; la lumière clignotante s’avança vers lui et c’était Dunizel, ou son fantôme, son âme, revenue de la région embrumée au-delà du monde, où, en ce temps-là, expiraient les âmes. Elle ressemblait bien à elle-même, hormis le fait qu’elle était aussi translucide que la plus fine des porcelaines. La nuit la traversait, traversait sa peau juvénile, sa chevelure blanche comme un cygne, sa beauté si fidèlement, si pathétiquement reproduite.

— Seigneur, dit-elle, je savais que tu étais ici et je suis venue te chercher.

Tout comme elle l’avait dit au commencement.

La douleur qui l’habitait, tel le tranchant ébréché d’une épée, devint très probablement la douleur de sept épées dont la pointe était revêtue de sept acides. Il lui répondit par une colère si froide que nul être vivant n’aurait pu supporter de l’entendre.

— Tu peux te réjouir, maintenant, Vierge Blanche. Tu as refusé de m’obéir, tu ne voulais quitter ce lieu, qui t’a détruite et qui sera détruit à son tour.

— Et pourquoi détruirais-tu Bhelsheved ? demanda l’âme de Dunizel. Est-ce pour tirer vengeance de ma mort ?

— Pour quelle autre raison, fit-il en se détournant d’elle.

Il n’était pas fréquent qu’il dissimulât son visage, sauf par ruse, mais il n’y avait là aucune ruse.

— Ne détruis donc pas Bhelsheved pour l’amour de moi. Je n’ai nul besoin de vengeance. Je vivrai, comme tu le vois, bien que différemment d’autrefois. De toutes les âmes, la mienne est vivace et son existence est assurée, car l’âme du soleil m’a rendu visite dans le sein de ma mère.

Elle connaissait enfin sa nature, semblait-il.

— Pourquoi implores-tu le salut d’une fourmilière ? dit-il en rejetant cette connaissance de soi, car elle ne l’intéressait plus, ou du moins le semblait-il. Ceux qui t’ont occise ne méritent nulle miséricorde.

— Ce n’est pas pour eux, dit-elle, sa voix se glissant entre les arbres et leur ombre où elle ne l’avait pas suivi. Mais pour toi que je t’implore, mon bien-aimé, toi, la vérité de ma vie et cette vérité à tout jamais, même au-delà de la porte de la mort. Car lorsque tu frappes les hommes et les massacres, que tu ravages la terre et en fais un désert, c’est alors une partie de toi-même que tu frappes, massacres, ravages et réduis en un désert. Tu es plus grand que ceux de ta race. Tu es au-dessus d’eux. Un matin, et c’est volontairement que je parle de jour, mon amour, tu mettras de côté ta méchanceté comme un riche vêtement dont tu te seras lassé.

— Ne me dis point de telles choses, ou je foudroierai ce lieu d’un fléau qui en assurera la mort pendant dix millions d’années.

— Tu te foudroieras donc. Et, bien que je sois au-delà de ce monde, ta douleur deviendra ma douleur. Tu me foudroieras aussi.

— Disparais. Tu ne mérites aucune pitié. Tu as gaspillé ta vie.

— Ma vie continue, ailleurs ou ici, car peut-être reviendrai-je au monde, dans les temps à venir. Et dans ce cas, la lumière qui me permettra de retrouver ma route, ce sera toi.

— Ce que je voulais te donner, tu l’as repoussé. Tu as renversé le vin, Dunizel. Tu n’en auras jamais savouré la douceur.

— Enseigne-la-moi donc.

Dans l’ombre, il éclata alors d’un rire beau et cruel.

— Femme, tu n’es que toile d’araignée et fumée. Va donc recevoir tes leçons d’amour des spectres qui se tapissent dans le néant extérieur.

Elle posa alors la main sur son bras, aussi légère qu’une feuille, mais qu’il ressentit comme si elle avait été de chair.

Il voyait en ce moment même son blanc cadavre allongé entre les racines des arbres. Pourtant il la distinguait aussi près de lui, debout devant lui, non plus transparente, mais finement opaque, éclairée par son seul éclat interne. Si possible, ce qui ne l’est peut-être pas, elle était encore plus jolie qu’auparavant.

— L’âme est magicienne, lui dit-elle, comme tu le sais fort bien. Mais mon âme l’est davantage que celle d’autrui, car je suis l’enfant de la comète. Et parce que ton sang s’est mêlé au mien. Pendant un certain laps de temps, je puis arborer un semblant de chair, mais très peu de temps, pendant les heures d’une seule nuit. Même mon âme, qui t’aime et tire sa force de l’amour, ne peut faire davantage. Si tu voulais me chasser sur-le-champ, il te suffirait de me fermer ton cœur. Si tel est ton désir, je n’en aurai aucun chagrin. Je te quitterai sans regret et t’aimerai à tout jamais.

— Ton corps n’est que mirage. T’imagines-tu que je sois un mage si piètre que je ne le sache ?

— Mon corps est fait d’amour. Aime-moi et même toi ne pourras faire la différence entre l’illusion et la réalité, car dans ce cas elles ne font qu’un.

Il lui toucha alors le visage. Son contact produisit comme des notes de musique ; elle se fit aussitôt plus vive, sûre et réelle. Nul homme humain n’aurait pu la posséder telle qu’elle était. Mais ni elle, ni son amour, ni son amant n’étaient humains.

— Le temps est bref, dit-il. Une nuit mortelle.

— Non, car tu es le maître du temps. Une nuit peut être un millier d’années. Je redoute la joie que je connaîtrai avec toi.

— Redoute plutôt la séparation qui s’ensuivra, dit-il, et ce fut comme si c’était lui qui craignait cette séparation.

— Il ne peut y avoir de séparation. Je suis toujours avec toi et je serai avec toi, comme maintenant, dans une époque différente. Mais ne détruis point ce lieu. Car sans lui, tu aurais pu me manquer dans les ténèbres. Éteins la lumière de Bhelsheved et il pourra en exister un autre, en un autre temps, mais tu risqueras de ne point me trouver.

Ajrarn la regarda, regarda son visage qu’il tenait entre ses mains ; puis il baissa la tête et l’embrassa. Sous ce baiser, la terre sembla alors comprendre que sa détermination à détruire avait été oubliée. L’amour et la haine avaient été mis dans la balance et l’amour l’avait emporté, comme avant, longtemps auparavant, et le temps lui-même était mort.

Le corps de Dunizel était plus âme que chair en rencontrant le sien qui était fait d’atomes surnaturels ; la lumière rencontra les ténèbres ; leurs chevelures s’entrelacèrent et les unirent... tout cela fit jaillir d’eux une ambiance délirante semblable au rougeoiement ou à la chaleur d’un feu.

Toute la région réagit en palpitant sous cet écho inaudible. Les terres vivaient aussi. Celle de Bhelsheved avait été promise à l’annihilation, et voilà que l’amour s’y était réveillé.

L’orage fondit avec des soupirs. Les étoiles se déversèrent à travers lui, semblant pleuvoir les unes sur les autres. L’échelle de l’amour monta de la terre et hors de la terre. Le temps s’arrêta, tout comme Druhim Vanashta s’était arrêtée. Une nuit devint mille années. Un acte d’amour devint tous les actes d’amour, passés ou à venir.

Pourtant, tout cela n’était rien comparé à cet autre amour qui avait pu passer entre eux.

Cependant, dans le temple central, sur son trône doré oubliée, trop petite pour en descendre, la fille du Démon, bien éveillée, était consciente des courants et des ondes d’amour qui tourbillonnaient dans la nuit, et consciente aussi qu’elle n’y prenait point part.

L’aube vint à Bhelsheved, sembla-t-il, à contrecœur et timidement, pâle, comme après de nombreuses années sans soleil. La ville, en s’ouvrant à ce lever de soleil, eut une apparence pure et presque informe, comme un objet tout neuf, ou que l’on a nettoyé de toutes les souillures passées qui s’étaient accumulées dessus. Les vents de tempête avaient balayé les ordures de ses rues. Les arbres nus ressemblaient à de l’argent sombre. Même le désert était serein et teinté de couleur par le soleil. Une femme qui a connu un amour incomparable et absolu, telle était cette terre, et le soleil coula sur toute son étendue.

Les prêtres avaient émergé de leurs cellules pour fixer le ciel. Ceux qui étaient restés près des murs remercièrent les dieux. Et les caravanes qui s’étaient enfuies de la ville, poussées par des terreurs qu’elles comprenaient à peine, s’étaient arrêtées net. La vengeance de la nuit leur avait été épargnée. Le ciel avait protégé les justes. Abusés par l’aube qui avait suivi cette nuit d’amour et de chagrin, ils avaient encore interprété les événements à tort et ils les narreraient de travers pendant des années et des années.

Néanmoins, Bhelsheved demeura ce jour-là presque déserte. À peine un antique mendiant qui errait dans les quatre avenues, apparemment troublé par l’absence de détritus ; il atteignit la porte du temple et regarda à l’intérieur dans l’espoir de récupérer quelque chose.

Le temple paraissait immense et vide. Seuls les vagues reflets matinaux de l’eau du lac en franchissaient les murs et pommelaient les flancs des énormes bêtes qui encadraient l’autel.

Deux turquoises, deux lumières, s’allumèrent au milieu du trône élevé qui avait été le fauteuil de la catin.

Le mendiant sursauta. Dans la pénombre, il ne distinguait rien d’autre. Il se rappela soudain l’enfant démoniaque, lâcha un croassement et se hâta de quitter le temple.

Sur le pont, il aperçut un jeune noble en robe prune, mais son apparence ne plut guère au mendiant et il ne s’attarda point pour quémander quelques piécettes.

Nul autre ne s’approcha du temple en ce jour suave, bien que Chuz rôdât à proximité et que, de temps à autre, des poissons marchassent hors du lac sur leurs nageoires.

Au coucher du soleil, Chuz pénétra dans le temple et foula la mosaïque d’un pas de chat. Il arriva jusqu’au trône où, durant toute la journée, l’enfant aux yeux bleus était restée allongée sur le ventre, le fixant par la porte.

Chuz était vêtu quelque peu différemment. Au pied gauche il portait une chaussure, et à la main gauche un gant de fin tissu violet. Le côté gauche de son visage était dissimulé par un demi-masque du bronze le plus blond, un faciès parfaitement assorti au beau côté charnel. Ses cheveux étaient cachés. Il constituait maintenant un spectacle très beau, quoique tout à fait anormal.

— Jolie fillette, dit Chuz à Soveh, la fille de Dunizel, je vais te conduire hors de ce temple sans intérêt.

Soveh baissa les yeux, un peu à la manière de Chuz lui-même, bien que pour une raison différente.

— Ne désirerais-tu pas contempler ton héritage ? Ne sois point inquiète, je te protégerai des traces de soleil, bien qu’il ait presque disparu. J’ai attendu son coucher, par pure courtoisie. Je regrette que ton père et ta mère aient dû partir pour s’occuper de quelque affaire. Étant ton oncle, je me propose de t’adopter. En gage de ma loyauté, je t’ai apporté un présent.

Les bijoux bleus se relevèrent et se fixèrent sur le joyau en améthyste : le dé.

Soveh ne prit pas le dé, mais le considéra et, cependant, Chuz la considéra, et l’on remarquera que ses deux extraordinaires globes optiques étaient recouverts de lentilles de jade blanc, de jais noir et d’ambre qui imitaient parfaitement une splendide paire d’yeux. D’assez près, l’on pouvait être totalement abusé. Chuz s’était mis sur son trente et un, sans nul doute pour séduire la fille d’Ajrarn.

Mais elle ne prit point son cadeau, bien qu’elle y jetât un regard de temps à autre, sans méfiance ni agitation, tandis que les dernières paillettes du jour périssaient sur le seuil.

— Voilà qui est vraiment blessant, finit par se lamenter Chuz.

Peut-être dans le but de la provoquer, il lui tourna le dos. Et il se retrouva face à face avec Ajrarn, Prince des Démons, qui venait de traverser le lac et le dallage pour se dresser à sept pas de là.

Chuz ne parut point intimidé. Il eut un sourire suave et le masque de bronze parfaitement coordonné arbora aussi un sourire.

— Eh bien, fit Chuz, il semble que je ne pourrai jouer le rôle de l’oncle, finalement. Moi qui pensais que tu l’avais oubliée, malgré ce qu’il t’en a coûté de la créer.

Le visage d’Ajrarn était sévère, assurément. Un nuage paraissait le nimber. Mais ses yeux traversaient ce nuage. En dehors de Chuz, rares étaient ceux qui eussent été prêts à affronter ce regard.

— Toi et moi, dit Ajrarn, non-frère, non-cousin, nous sommes également non-amis.

— Oh, vraiment ? Voilà qui m’attriste.

— Oui, vraiment. Et tu seras attristé, même si je dois te pourchasser par-dessus les limites du monde pour t’atteindre.

— Je vois que tu me condamnes sommairement. Tu supposes que j’ai incité ces adorateurs des pierres à m’attaquer délibérément, pour que mes jouets soient dispersés en compagnie de l’arme mortelle. Pourtant, qui a permis au fouet de lui couper la paume et aux trois gouttes de sang de tomber et de se transformer en diamants ?

— Chuz, fit Ajrarn d’une voix si basse qu’il était difficile de l’entendre, mais il ne fut pas un grain de poussière qui ne l’entendît, cherche une caverne profonde et va t’y terrer, puis guette les aboiements des chiens de chasse.

— Tu t’imagines me faire trembler ? répondit nonchalamment Chuz. Je ne suis que le serviteur du monde. J’ai fait mon devoir. Et toi, mon cher, tu as connu la folie. T’en es-tu délecté ?

Le visage d’Ajrarn sortit de la nuée ; c’était la figure d’un léopard noir, d’un cobra, d’un éclair.

— Nous sommes en guerre l’un contre l’autre. Et j’ai eu la gentillesse de t’en informer.

— Je t’admire beaucoup trop pour chicaner.

Comme une volute de vapeur, Chuz disparut, bien que, quelque part, un âne émît trois braiments méphitiques.

Ajrarn resta alors à contempler l’enfant qu’il avait faite et rejetée, puis qu’il était revenu chercher. Il avait été un père indifférent et insouciant et maintenant il était lointain et franchement inquiétant.

Mais, lorsqu’il tendit à l’enfant sa main pâle ornée de bagues, elle n’hésita point et y mit la sienne.

— Ton nom sera Ajriaz. Tous te reconnaîtront comme ma fille. Et chacun des ridicules royaumes de la Terre t’appartiendra et tu régneras à la manière qui est ou sera la tienne.

Le temple s’emplit alors d’une noirceur dans laquelle il disparut en l’emportant avec lui. L’on dit que des morceaux de lune tombèrent cette nuit-là et s’écrasèrent sur le monde.

Mais, dans les vastes plaines du désert, dans le calme subsistant de l’après-crépuscule, le Prince Chuz allait et venait parmi les dunes soyeuses encore peintes de rose, comme si l’aube tendre était revenue pour la dernière fois.

Un peu à l’est, une étoile était sortie et il la regardait parfois, mais il en attendait une autre, et elle ne tarda point.

Elle traversa les dunes et se dirigea vers lui ; sa chevelure flottante était de la couleur du désert, ses vêtements étaient incrustés d’or, mais l’étoile brillait à travers son front. Comme Dunizel, c’était un fantôme.

Elle était loin de l’ancien donjon, Djasrin, le donjon qu’elle avait hanté, et loin de la cité de Sheve où, jadis, elle avait été la reine de Nemdur. Bien que ce ne fût point une âme mais le simple reflet de celle-ci, elle parut tout de même quelque peu stupéfaite de se retrouver si loin de ces lieux connus. Mais en apercevant Chuz, elle le reconnut avec joie et malaise et s’arrêta au moment où le vent vespéral faisait flotter ses voiles autour d’elle. Elle leva alors sa main, qui contenait un os, l’os de son enfant qu’elle avait occis par accident du fait de l’amour dément et jaloux qu’elle vouait à son seigneur.

— N’avance plus, Djasrin, dit Chuz. Car tu peux maintenant me donner l’os.

Djasrin, ou l’essence de Djasrin qui était cette apparition, hésita alors et réfléchit. Le souvenir de centaines d’années de pénitence dut lui revenir, châtiment involontaire qu’elle s’était imposé et au cours duquel son fantôme n’avait cessé de se lamenter, prolongeant la mortelle habitude d’aspirations, de sentiments de culpabilité et de détresse qu’avait été sa vie. Et peut-être également le souvenir que l’os lui aussi l’avait fuie, tout comme le bonheur ; il s’était enfui vers Chuz, l’accusant du crime qu’elle avait commis contre lui. Il ne s’agissait donc là que du fantôme de l’os, de même qu’elle n’était que le fantôme d’un fantôme. Comprit-elle alors que son emprisonnement allait arriver à son terme ? Djasrin, qui avait aimé Nemdur et avait tué son enfant à cause de cet amour. Mais c’était une autre femme qui était venue à Sheve, y avait aimé Un seigneur plus puissant que tous les autres rois de la Terre et, à son tour, en protégeant son enfant, s’était fait occire. Juste équilibre des choses.

— La folie redresse tous les équilibres. Donne-moi cet os, répéta Chuz.

Djasrin s’approcha, tendit l’objet sans substance et Chuz le lui prit.

Djasrin eut alors un sourire, ou du moins la rognure de Djasrin qui était perdue en ce lieu eut un sourire, puis, en souriant, elle disparut. L’os s’était évaporé à l’instant où elle l’avait lâché ; ce n’était que par pure politesse que Chuz avait terminé son geste d’acceptation.

Il continua alors de marcher à grands pas, son manteau teinté comme le soir voletant autour de lui et sa chevelure blonde glissant presque espièglement de sa cachette, bien que l’autre chevelure demeurât humblement hors de vue. Tandis qu’il marchait ainsi, les mâchoires d’âne lui parlèrent.

— L’amour est partout, ainsi que la mort de l’amour, marmottèrent-elles d’une voix cliquetante. Ainsi que le temps, qui est façonné à partir des histoires de mort et d’amour. La mort et le temps, je les accepte et les reconnais.

Chuz, oubliant que ses yeux, comme la moitié de son visage, étaient aussi masqués, les abaissa.

— Mais, demandèrent les mâchoires avec une insistance sinistre, qu’est-ce que l’amour ?

Le maître des illusions
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